Les plumes noires
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Les plumes noires

Forum de la session 2012/2013 de l'ACF des Plumes noires
 
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 Nouvelle prix du jeune écrivain

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Dark Chouette
Hunger Games
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Dark Chouette


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Date d'inscription : 03/09/2012
Localisation : Quelque part entre les truffes et la bûche

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MessageSujet: Nouvelle prix du jeune écrivain   Nouvelle prix du jeune écrivain EmptySam 16 Mar - 18:03

Je suis tombé sur ce dessin en rangeant des affaires à moi. Une aquarelle, sous laquelle je reconnaît le trait fin d’Elora. Elle a dû la peindre il y a deux ans, pendant l’été. Ou peut-être au printemps.
En tout cas, avant.
Une vague de nostalgie me submerge, accompagnée de ces souvenirs que j’ai pourtant tenté d’enterrer. Mon doigt effleure le papier. Trois détails sur cette image ne me rappellent que trop qu’elle fait partie du passé.
Le premier, le plus évident. Je suis debout. Hors, cela fait un an et demi que mes pieds n’ont pas touché le sol. Je suis hémiplégique, et mes jambes, malgré toutes mes prières, sont restées immobiles dans leur fauteuil. Il m’a fallu du temps pour en faire le deuil, et bien plus de temps encore pour accepter la disparition de mon petit frère, Maël, qui n’a pas eu la même chance que moi ce jour-là.
Second détail troublant, Léna sourit. D’un sourire éclatant, flamboyant de jeunesse et de bonheur, qui illumine son visage encore enfantin. Léna est une amie d’enfance d’Elora, et elles sont restées très proches. Il est vrai que Léna, quand je l’ai rencontrée, au collège, il y a cinq ans, était bien loin de celle que je côtoie aujourd'hui. Aussi loin que je me souvienne, elle a toujours aimé les projets. Elle couvrait des feuilles et des feuilles d’écriture et de dessins. Elle trouvait les financements, les idées, les moyens d’action. Et pourtant, je crois que je ne l’ai jamais vue rien faire. Peu à peu, Léna s’est enfermée dans ses idées, et le serpent s’est mordu la queue. Elle veut toujours voir plus grand, plus ambitieux. Elle élabore toujours plus compliqué, et lorsqu’elle est sur le point de réaliser, elle trouve mieux à entreprendre. Elle y passe des heures, ne parle plus, reste fermée. Elle nous répète sans cesse qu’elle nous en dira plus dès que ce sera abouti. J’ai bien peur de devoir attendre encore longtemps.
Mon regard se pose enfin sur Elora. Elle aussi est superbe, sur cette image. Elora a un véritable don pour la peinture. Je me souviens qu’elle voulait m’offrir cette image pour Noël, l’année dernière. Elle n’a jamais pu. Le camion a broyé mes jambes le vingt-quatre décembre, et plus jamais depuis ce jour elle ne m’a fait cadeau d’une seule parole ou d’un seul regard. C’est Léna qui a fini par ma l’apporter, en me disant qu’il était bête qu’une si jolie chose reste perdue dans un sac pour un stupide accident. Je crois qu’Élora ne le sais pas.
Nous étions pourtant si proches...
Je repose l’image, la mort dans l’âme. Ces instants de bonheur me semblent si loin. Toute joie nous est-elle interdite, à tous les trois ? Je n’ai jamais cru au destin, mais si lui n’existe pas, alors le hasard fait mal les choses.Noël approche. Il fait de plus en plus froid, et certains matins le givre s’invite sur les pare-brises et les fenêtres. je vois chaque jour défiler au lycée, sans grand intérêt, les mêmes visages et les mêmes cours. Les mêmes mots, les mêmes couloirs. J’ai dû redoubler ma terminale à cause de mon accident, ce qui finalement ne me déplaît pas tant que ça. Toute trace d’avenir à disparu de mon horizon il y a un an, et cette année de plus au lycée me permet de veiller sur Léna et Élora, qui ont plus besoin de moi qu’elles ne le pensent.
Nous marchons côte à côte en silence, cherchant en vain les mots. Tous les trois nous restent en mémoire les images magiques de notre insouciance d’autrefois. Trop loin.
Elora refuse de me parler. Léna se mure dans un silence prolongé. J’aimerais pouvoir dire que je me souviens de la dernière fois où je les ai entendu rire.
C’est finalement Elora qui parlera la première. À Léna, évidemment.
-Alors, tu as rêvé, cette nuit ?
-Oui, mes rêves sont de plus en plus clairs. C’est chouette.
-Rêve lucide pour moi.
Les rêves sont leur dernier sujet de prédilection. Je ne peux que me sentir exclu puisque, pour une raison inconnue sans doute liée à mon opération après l’accident, je ne rêve plus. Du tout. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé...
Faute de mieux, je me suis tout de même documenté sur le sujet. Les rêves lucides que vient de mentionner Elo, ce sont des rêves, dans lequel la personne est consciente qu’il ne s’agit que d’un songe, et peut donc le diriger à sa guise.
Elora fait des rêves de ce genre de manière naturelle, depuis qu’elle est toute petite. Elle adore ça. Léna s’est montrée très intéressée par le sujet, et pour une fois, elle a été au bout. Je l’ai rarement vue tant impliquée dans un sujet. Depuis une semaine, elle nous détaille le moindre de ses rêves, ce qui ravit Elora puisqu’elle ne fait que m’exclure un peu plus.
-J’ai sept alarmes, poursuit Léna, qui sonnent entre trois et cinq heures du matin. Ça marche bien. mais le mieux, c’est de réussir à faire une sieste pendant la journée.
Je ne peux me retenir de lui glisser :
-Léna, tu as remarquée que tu étais de plus en plus fatiguée, ces derniers temps ? Tu ne crois pas que ça pourrait avoir un rapport ?
-Tu sais Léna, répond Elora d’un ton hautain qui m’agace, il y aura toujours des jaloux pour tenter de briser tes rêves...
Léna ne répond rien. Elle baisse les yeux sur ses pieds, puis soudain s’arrête de marcher, repart dans une autre direction. Elora et moi soupirons de concert. Léna a prit l’habitude de nous abandonner, tous les deux, dès que nous commençons à nous chamailler. Nos disputes la mortifient, elle qui tenait tant à l’amitié de notre groupe. Elle est sans doute partie s’assoir dans un coin, pleurer en attendant que ça passe. Léna pleure très facilement, ce qui lui vaut un grand nombre de remarques désagréables de la part du reste de la classe. Auparavant, Elo et moi prenions sa défense, et j’ai même écopé de plusieurs heures de colle pour m’être battu contre un groupe de garçons qui l’avaient insultés. Bien entendu, il n’est plus question pour moi de me battre, Elora n’en a pas le courage et Léna pas la force. Nous nous contentons d’ignorer les plaisanteries et de réconforter celui ou celle qui craque.
Un regard sur ma gauche m’informe qu’Élora est partie elle aussi, sans doute rejoindre Léna. Je me retrouve seul, dans cet océan de visages inconnus. Je vais m’installer à une table, avec mes exercices de maths, qui avec un peu de chance, me permettrons d’oublier ou je suis.

Léna

Je tente d’ignorer la sonnerie hurlante qui me tire du sommeil, cette musique pourtant joyeuse, un morceau de Quentin au piano, enregistrée il y a deux ans, que je n’ai jamais voulu changer. Je m’enroule dans mes draps comme une chenille dans son cocon. À la seule différence que je ne deviendrais jamais papillon. J’ai l’impression d’être condamnée, chaque jour, à revivre le même cauchemar. Faire bonne figure, sourire à Élora, un peu, puis ne pas réussir à avoir l’air indifférente devant leur dispute, inévitable. Quentin est comme un frère pour moi, le voir malheureux me désespère. J’ignore ce qu’il s’est passé, le jour de son accident, entre lui et Élora, et pourtant leur magnifique amitié s’est brisée. Je suis le témoin muet de leur guerre silencieuse. Parfois, l’envie me prend de disparaître, de m’enterrer, qu’ils m’oublient, règlent leurs histoires entre eux sans que ce soit à moi de ramasser les pots cassés.
Ne me restent que les rêves... Cet échappatoire d’une nuit, qui permet l’espace de quelques heures de mettre le présent entre parenthèse, m’inventer un monde rien qu’à moi, dans lequel tout est comme avant, et où je peux voir Elora et Quentin rire ensemble, rire avec moi.
Je ne sais combien de jours et de nuit j’ai prié pour qu’ils se réconcilient. Toujours en vain. Parfois, je voudrais être aveugle. Pour ne pas voir la vérité.
Le moral au plus bas, je quitte mon lit, le nid protecteur de mes couvertures pour descendre dans la cuisine manger quelque chose. Puis je glisse dans mon sac deux ou trois feuilles qui me serviront de cours, et les notes que j’ai prises hier sur une idée que j’ai eue de parrainer des loups dans les Alpes. j’ai déjà dans l’idée d’organiser une collecte de fond pour financer un voyage scolaire, pour aller rencontrer des éleveurs, discuter des attaques de loups sur les troupeaux. J’ai plein d’idées de solutions, et j’ai noté l’adresse d’un organisme qui s’occupe de protéger les loups, je leur enverrait dès que j’aurais le temps. Il faut aussi que j’aille en parler à mon proviseur, je ferais ça sans doute demain. Ou alors, mardi, puisque j’aurais plus de temps.
Arrivée au lycée, je me laisse couler sur une chaise au fond, le regard perdu dans les nuages, au dehors. Mon esprit s’éclipse discrètement, méditant déjà sur une idée qui m’a saisie dans le bus. Pourquoi ne pas organiser un sondage sur l’utilisation du bus, pour mieux adapter les horaires à ceux qui l’empruntent ?
A la fin du cours, je tente de profiter de l’agitation générale pour m’éclipser discrètement. Que ce soit Quentin ou Elora, ils sont tous plus ou moins habitués à ce que je disparaisse sans les en avertir. Avec un peu de chance, ils ne se rendront compte de rien, et je réapparaîtrais tranquillement pour le cours d’Anglais, dans deux heures.
Alors que je passe la porte entre deux élèves pressés, je sens une main qui attrape mon poignet, et me tire vers l’extérieur. La porte est un peu trop mince pour que je puisse passer en force entre les deux autres garçons, et alors que je suis quasiment éjectée dans le couloir, je lâche la petite boîte que je tenais dans la main.
La main qui m’a tirée est celle de Quentin.
-Tu viens ? On va pouvoir aller manger ?
Il s’approche du récipient que j’ai laissé tomber, et se penche autant qu’il peut en avant pour la ramasser. Je fixe mes pieds en évitant de croiser son regard. J’aurais préféré qu’il ne trouve pas cette boîte.
-Qu’est-ce que c’est ? Des somnifères ?
Je ne réponds pas, toujours absorbée dans la contemplation de mes chaussures.
-Tu ne rêves pas. Tu ne peux pas comprendre.
-Léna…
Quentin a d’un seul coup l’air épuisé. Je sais qu’il est persuadé que c’est à lui de veiller sur moi et Élora. Il se donne beaucoup de peine pour nous, et je m’en veux de le voir ainsi.
-Léna, ne me dis pas que tu prends des somnifères.
-Tu ne peux pas comprendre.
-Mais là, ça va trop loin ! Ce sont des médicaments ! ça pourrait te faire du mal !
-Tu ne peux pas comprendre.
Je continue de répéter cette seule et unique phrase comme une petite fille prise en faute. Je n’ai pas d’autre argument. Même Elora ne pourrait pas comprendre. Comment leur expliquer que je ne peux plus me passer d’un monde où toutes mes pensées peuvent enfin prendre vie ?
Il me suffit d’une seule de ces pilules magiques pour qu’un rêve me semble durer un mois entier. Et plus j’y passe de temps, moins je peux m’en passer.
D’un air résigné, je range la boîte dans mon sac, et j’emboîte le pas aux autres.
*
-On doit parler, Léna.
Je savais bien que s’il y en avait une qui reviendrait m’embêter avec ça, c’était Elora. C’est la seule qui, je pense, a encore la force de se préoccuper des autres en plus de se préoccuper d’elle. Quentin va de plus en plus mal. Chaque regard d’Elora le mortifie. Elle lui fait du mal. Je me demande ce qu’il se passe, entre eux deux. Ils ont beau dire, tout le monde à compris que quelque chose s’était brisé entre eux depuis l’accident. On dirait qu’ils se haïssent, mais qu’ils font semblant de bien s’aimer quand même pour ne pas qu’on leur pose trop de questions.
Je me demande s’ils se rendent compte que même s’ils se détestent, ils continuent de se protéger l’un l’autre...
-Léna, Quentin a raison ! Faire des rêves, c’est bien, mais là, ça va trop loin !
-Tu ne dois pas me dire quoi faire.
-Enfin…
Et qu’est-ce qu’elle veut ? Me faire la morale pendant des heures ? Ce serait pourtant bien inutile.
-Léna, tu te souviens de quand on était au collège ensemble ? Tu avais pleins de projets pour le lycée. Tu disais que dès que tu aurais seize ans, tu pourrais t’engager un peu partout, apprendre à conduire, je me souviens que tu voulais apprendre à peindre, et écrire un roman. Maintenant, tu as seize ans, et tu as pleins de projets pour tes dix-huit ans, tu peux me réciter toutes les caractéristiques des universités, tu sais déjà pour qui tu vas voter aux prochaines élections municipales alors que… Enfin, Léna…
Je l’écoute à peine. Mes yeux sont tournés vers la porte automatique, et je regarde les élèves sortir.
Ouvert-fermé-ouvert-fermé-ouvert.
C’est drôle, non ?
-Léna, je sais que tu m’entends ! Je ne veux pas de réponse, je veux juste que tu y réfléchisses ! Depuis qu’on se connaît, combien de tes projets as-tu réellement réalisé ?
Je hausse les épaules. Cette question est stupide.
-Plein.
-Ah oui ? Et lesquels ?
Cette fois-ci, je ne sais que répondre. Désintéressée, je sors de mon sac les somnifères. L’internat n’ouvre que dans une heure et demie. Ce sera suffisant.
Elora me regarde avaler les deux cachets, et son air dégoûté me fait presque de la peine.
-Ce n’était pas un seul cachet par jour ?
-Hum ?
-Sur ta boîte, il y a marqué « un cachet par jour ».
-Oui, mais ils ont dû se tromper. Moi, un cachet, ce n’est plus assez.
Je ferme les yeux et pose ma tête sur le coussin.
Non, décidément, personne ne comprendra.
Pourtant, Elora a réussi à me troubler. Sa question, je l’ai tournée et retournée dans tous les sens pendant des heures. Avec tous mes projets, qu’est-ce que j’ai finalement réalisé ?
La réponse, je ne l’ai pas trouvée.
Pourtant, je suis certaine d’avoir fait pleins de choses ! Avec tout ce que j’ai imaginé !

Non ?

Elora

Il me faut cinq secondes pour tomber endormie. Je fais ça depuis toute petite. Depuis toujours, en fait. C'est devenu, au fil des années, aussi simple que respirer. Mon « moi » en rêve ne fait plus partie de moi. Il est moi autant que je suis lui.
Je vois le décor s'élever autour de moi, là où je l'ai laissé hier. Lui aussi m'appartient, désormais. Je l'ai arpenté un million de fois, je connais chaque rue, chaque maison.
C'est aussi simple que ça. Un déclic. Je suis entrée dans mon rêve.
Alors, où aller, maintenant ?
Je fais quelques pas, laisse ma main glisser sur la pierre des murs. Il fait beau, bien que l'on sente que l'automne est proche. Je devrais avoir de la pluie d'ici deux ou trois rêves...
Mes personnages, je les reconnais tous. Au fil du temps, j'ai appris à les connaître et à les aimer. Ma petite sœur court dans les rues. Depuis qu'elle aussi est devenue une rêveuse lucide régulière, nous nous entendons mieux. Après tout, nous vivons dans le même monde.
Je continue de déambuler dans les rues. Mes rues. Je ne sais quoi faire.
J'entre dans une maison au hasard, aperçoit mon visage dans le miroir de l'entrée. C'est étrange. Je suis moi sans être moi. Je ne suis plus Élora, je suis Éloa.
La maison a un étage. Je monte les escaliers, le regard sur mes pieds. Ce monde, je le connais par cœur. Je n'ai nulle part où aller.
Dans toutes ces rues, tous ces paysages, il n'y a qu'un seul endroit que je n'aime pas. Une seule rue qui ne m'obéisse pas. j’ai tenté de l’effacer, de l’ignorer, de l’oublier, sans jamais y parvenir. Cette rue fait partie de moi.
Après tout, une fois de plus ou de moins...
J'ouvre la fenêtre en grand, m’accroupis sur le rebord en béton. Ça aussi, c'est devenu simple, au fil du temps. Je ferme les yeux ; je suis humaine ; je les rouvre ; je suis oiseau.
En une seconde, je m'envole. Le ciel de ce monde m'appartient tout autant que la terre.
Je survole ma ville ainsi, puis, alors que je sais que j'approche, je retourne sur le sol et me retransforme. La rue ne me laissera pas approcher si je ne suis pas moi.
Je sais. Je sais ce qui va se passer dans cette rue. Mais j’aurais vendu mon âme au diable pour que cette rue ne soit jamais apparue.
Je me sens devenir plus lourde. Mes pensées s'effritent. Je ne serais que spectatrice de ce qui va se jouer. Comme j'ai été spectatrice lorsque...
La rue s'ouvre devant moi. Du goudron, deux rangées d'immeubles jaunâtres. Rien à voir avec mon joli quartier onirique, pavé aux maisons blanches.
Mes jambes ne m'obéissent déjà plus. Je me vois marcher, m'engager sur le passage piéton. Le cauchemar ne tardera pas. Mais il est trop tard pour faire demi-tour. Plus le temps de regretter, je vais devoir aller au bout.
Eloa se retourne. Quentin arrive en courant, souriant. Il tient son petit-frère par la main.
Je tente de garder mes lèvres closes. Ces mots, ces mots que je hais, je ne veux pas qu'ils sortent de ma bouche. C'est malgré-moi que j’entends Éloa dire :
-Quentin ! Viens vite !
Son petit frère s'élance vers moi en riant. Je lui tend les bras. Alors qu'il se trouve tout près, je vois les yeux de Quentin se remplir de frayeur.
-Elora, attention !
Je voudrais aller plus vite, je voudrais bouger. Mais je suis paralysée. Lentement, je me retourne, suffisamment vite pour voir arriver le camion blanc.
Cette scène, je l'ai vécue mille fois. Je sais ce qu'il s'est passé.
L'instant d'après, ma tête heurte le goudron avec violence. Mes pensées se bousculent. L'espace d'un quart de seconde, je vois Quentin, debout devant le camion, qui me regarde avec horreur, Maël, tombé sur le sol. Et cette roue, si proche...

Mes yeux se ferment.
Pourquoi ?
Je me réveille en sursaut dans mon lit, en larmes. Perdue, désespérée, je vais passer la nuit à revivre cette scène, ces quelques minutes qui ont scellé ma vie, en boucle.
Pourquoi ?
*
Pourtant, lorsque je franchis le seuil du lycée le lendemain, je sais que cette nuit me m’aura pas été inutile. Je jette un coup d’œil à ma montre, un nœud dans le ventre. Cette histoire me mine, et finira par me tuer.
Au regard de mes professeurs et de mes proches, je vois bien que je suis en train de sombrer. Inutile d’attendre que je me noie.
Je vais parler à Quentin.
Il me faudra attendre dix-sept heure pour trouver le courage de laisser au mots qui me brûlent la gorge la chance de franchir mes lèvres. Le couloir est désert et silencieux, la plupart des élèves ont terminé les cours et ont quitté le lycée -après tout, c’est les vacances.
Je pousse lentement, les mains crispées sur les poignées, le fauteuil de Quentin. Son bus part dans un quart d’heure. Ce sera maintenant ou jamais.
Je pile net et commence, ma voix sèche comme jamais :
-Quentin, j’en ai assez. Je VEUX qu’on parle. Ici, maintenant et tout de suite.
C’est la première fois depuis presque un an que je lui adresse la parole directement. Le ton dur de sa voix me surprend.
-De quoi tu veux parler ?
Il pose une main sur la roue de son fauteuil, souhaitant sans doute partir. Je le retiens.
-Tu sais très bien de quoi je parle, Quentin. Il y a un an, on était les meilleurs amis du monde. Peut-être même... peut-être même... plus... Et maintenant...
-Et ?
-Je veux... je veux...
Je ravale les larmes qui me brûlent les yeux. Je ne pensais pas que ce serait si dur.
-Pourquoi... Pourquoi est-ce que c’est moi que tu as poussée ?
-Quoi ?
-C’est... On était...
-Je t’écoute ?
-Maël, et moi. On était deux. Pourquoi est-ce que c’est moi, que tu as poussée ?
Je le contourne pour me planter en face de lui. Son regard bleu me donne l’impression de prendre feu, mais je soutiens son regard.
-Tu veux savoir ? Je n’ai même pas réfléchi. À la seconde où j’ai vu ce camion, ma conscience c’est comme éteinte. Ce geste n’a été qu’un réflexe. Je t’ai poussée, Maël est mort. Point.
Douze mois de haine se sont accumulés dans mon cœur. Je suis tellement hors de moi que je ne parviens pas à en juguler la sortie.
-Ah, un réflexe, hein ? Alors pourquoi est-ce que tu m’ignores, hein ? j’ai plus souffert durant ces derniers mois que tout le reste de ma vie ! Si c’est pour me traiter... pour te comporter comme ça, que tu m’a sauvée... Alors j’aurais préféré crever, tu m’entends !
Il me jette un regard haineux.
-Ah oui ? Tu aurais voulu crever ? Au moins, on est d’accord ! Je te promet que si jamais je pouvais retourner dans le passé, je sauverais Maël, et je te regardais passer sous le camion avec grand plaisir !
-Tu ne peux PAS retourner dans le passé !
Il ouvre la bouche pour me répondre, mais la voix de Léna nous parvient des escaliers, le coupant dans son élan.
-Pourquoi vous ne venez pas ?
La simple idée de devoir évoquer notre dispute devant Léna m’insupporte. Je tourne les talons, et part dans la direction opposée en serrant les poings. Mais, avant de tourner à l’angle du couloir, je me retourne une dernière fois et lui crache presque :
-Si tu as encore la moindre considération pour m... non, pour ce que j’ai été pour toi, ce soir, tu viendras !
Je disparais à l’instant où Léna apparaît en haut des escaliers. Malgré toute la haine que j’ai envers Quentin, je sais qu’il ne lui dira rien.
Notre pacte tiens toujours...
*
Il neige toujours autant.
Je n’ai pas dit à Quentin où je l’attendrais, mais la question ne se pose même pas. Il n’y a qu’un seul lieu qui nous unisse encore, tous les deux. C’est cette route où Maël à trouvé la mort. Cette route où nous nous retrouvions tous les matins. Cette tombe où nous déposons, chacun notre tour, une fleur, sans jamais nous croiser.
Je suis venue avec une rose noire, que la neige est déjà en train de recouvrir. Combien de fois me suis-je arrêtée pour pleurer sur cette tombe ?
J’ai froid. Je suis partie sans manteau, avec juste une écharpe rouge.
Les minutes s’écoulent, les secondes tombent en même temps que les flocons blancs.
Il ne viendra pas.
C’est pour moi une certitude, désormais. D’ailleurs, je me demande où j’ai pu trouver l’espoir de croire qu’il me rejoindrait. Je suis trop naïve.
Je lève les yeux vers la nuit qui tombe. Les lampadaires sont allumés. La neige, illuminée, tombe sur moi en une pluie d’étoiles, et me recouvre comme la poussière recouvre un meuble oublié par les années.
Moi, aussi, on m’a oubliée.
Il ne me reste plus rien. Je n’ai plus personne.
Ma décision, je l’ai prise il y a longtemps. Il est temps de partir.
Lentement, mes pas me guident vers le centre de la route. C’est comme si mes muscles s’éteignaient les uns après les autres. Je tombe à genoux, puis sur le dos. Mes cheveux noirs s’étalent autour de moi en une couronne d’ébène.
Déjà, les flocons commencent à me recouvrir. Le monde m’a oubliée.
Un regret ? Oui, un seul.
J’aurais voulu voir son sourire, une dernière fois...

Quentin

Je suis arrivé trop tard.
Combien de temps ai-je hésité, laissant les flocons fondre sur mes mains ? Trop, beaucoup trop. J’ai regardé la neige tomber de longues heures, à tenter d’ignorer les larmes muettes coulant sur mes joues.
Je suis un imbécile.
J’ai tourné et retourné les mots dans ma bouche sans leur trouver de saveur. Qu’aurais-je pu lui dire ? Comment les mots peuvent-ils venir après un an de silence ? C’est trop dur. Elora et moi n’avons jamais eu besoin des mots.
Et dire que j’aurais pu...
J’ai vu Elora marcher vers le milieu de la route. Je l’ai vue s’écrouler. Mais pourquoi n'ai-je pas avancé ? Il m’aurait suffit de courir vers elle et d’ouvrir les bras. Tout serait redevenu comme avant.
Je ne suis qu’un idiot, un idiot doublé d’un lâche.
Je suis resté une heure ainsi, caché, sans oser avancer, à écouter le silence. Je crois... je crois que je n’ai pas pu lui pardonner la mort de Maël.
Non.
En réalité, je sais parfaitement ce qui m’a retenu, d’où vient la force qui a gardé mes mains crispées. Ce n’est pas à Elora que j’en voulais. Je n’en ai toujours voulu qu’à une seule et unique personne.
Le seul dans toute cette histoire que je n’ai pas pardonné, c’est moi. Je m’en veux de n’être pas parvenu à sauver les deux.
Et moi, je ne suis qu’un idiot.
C’est à moi que j’en veut, et c’est elle qui a payé pour cela.
Une heure durant, j’ai regardé les flocons la recouvrir, sans esquisser un geste. Quand j’ai fini par me décider, c’était trop tard. Ses joues et son visage qui m’avait fait tant sourire, avant, étaient pâle comme la mort. Son cadavre, figé, ses yeux grands ouverts comme pour regarder la mort en face.
Si seulement j’avais su...
Si seulement j’avais vu où toute cette histoire nous conduirait, si je pouvais seulement retourner un mois en arrière, alors tout aurait été différent. Il n’aurait pas suffit de grand-chose, finalement.
Seulement, il est trop tard...
Je n’ai jamais cru au au destin. Et pourtant, j’étais loin de me douter qu’il me poursuivrait bien plus loin...
À la pause de midi, Léna a avalé son repas en quatrième vitesse, pour avoir le temps de faire une sieste avant de retourner en cours. Elle s’est allongée sur un des fauteuils de l’entrée avec ses somnifères, et je n’ai pas osé lui faire remarquer qu’elle en prenait beaucoup plus que la dose indiquée.
Encore une fois, j’aurais peut-être dû.
Léna ne s’est pas réveillée.
J’ai eu beau la secouer, crier, rien n’y a fait. La dernière personne qui m’était chère à disparu au milieu des gyrophares de l’ambulance.
À l’hôpital, où je lui ai rendu visite un nombre incalculable de fois, les médecins ont toujours été très optimistes. Ils m’ont promis qu’elles se réveilleraient, peut-être aujourd’hui, sans doute demain.
*
Cela fait aujourd’hui trois ans que Maël est mort. Ma famille m’attend pour fêter Noël.
Sur sa tombe, au bord de cette route maudite, ce n’est pas une fleur que j’ai déposé.
Mais trois.
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